En Exclusivité, l’A.P.Ré par l’intermédiaire de son Président Jean-Louis Chavoillon est heureux de recevoir Mathieu Guidère pour apporter son analyse sur les événements du Moyen Orient.
Interview de Mathieu Guidère professeur des Universités et Directeur de recherches à Toulouse 2 par Jean-Louis Chavoillon Président de l'A.P.Ré
Jean-Louis Chavoillon: Mathieu Guidère, vous êtes Professeur des Universités et Directeur de recherches depuis 2011, à Toulouse 2 (Islamologie et pensée arabe) et êtes reconnu comme un spécialiste des questions arabes. Vous avez écrit de nombreux ouvrages dont notamment en 2012 « Le Choc des révolutions arabes », mais aussi « Le Printemps islamiste : démocratie et charia ». En 2013, vous publiez les Cocus de la révolution (chez Autrement/Flammarion) traitant du sujet de l’après-printemps arabe.
A l’heure où le Moyen-Orient risque de s’enflammer, deux événements phares mobilisent notre attention. La Syrie et l’Egypte. La crise syrienne tout d’abord. Elle monopolise toutes les attentions. Le gouvernement français a diffusé des preuves de la responsabilité, selon lui, du régime syrien dans l’attaque chimique du 21 août dernier. Dans une interview au Figaro, le président Bachar al-Assad menace la France de représailles en cas de frappes. Pensez-vous cette menace crédible et pourrait-on voir des attaques sur notre propre sol ?
Mathieu Guidère : Tout d’abord, il faut préciser que le procédé de la menace et de l’intimidation n’est pas nouveau venant de dictateurs aux abois. Kadhafi en 2011, juste avant -et même pendant- les frappes de l’OTAN en Libye, menaçait de s’en prendre aux navires en Méditerranée et de perpétrer des attentats en France. C’était déjà hallucinant et très inquiétant, mais il n’en fut rien, faute de soutiens à l’étranger en faveur du dictateur déchu. Dans le cas syrien, la situation est quelque peu différente, même si Bachar Al-Assad s’accroche au pouvoir depuis plus de deux ans au prix d’une destruction sans précédent de son pays et de son peuple. S’il ne peut pas compter sur des exécutants syriens sur le sol français (la majorité sont très bien intégrés), il peut en revanche se prévaloir du soutien du Hezbollah libanais, officiellement engagé dans la bataille syrienne depuis avril 2013 et, surtout, cette organisation est habituée à cibler les Français et les intérêts français depuis les années 1980 (attentat du Drakkar en 1983, 58 parachutistes français tués). Étant donné que la survie du « Parti de Dieu » dépend largement du régime syrien, il n’est pas exclu que son chef, Nasrallah, décide de s’attaquer à la France, que ce soit au Liban ou sur le sol français, le Hezbollah ayant largement démontré ses capacités de nuisance à l’échelle internationale : attentat en Turquie en 1992, en Argentine en 1994, en Égypte en 2009, à Istanbul en 2011, à Bangkok et à New Delhi en 2012, au Nigéria et en Bulgarie en 2013… Tout dépendra donc de la nature et de l’étendue de la participation française à d’éventuelles frappes en Syrie.
Dernièrement, trois personnes ont été tuées et 23 autres blessées dans des affrontements entre pro et anti syriens au Liban. La crise syrienne est-elle en train de s’exporter chez son voisin libanais et peut-t-elle faire « exploser le Moyen-Orient » au risque de tuer les « après printemps arabe » ?
Le « Printemps arabe » est déjà mal en point depuis la destitution du président égyptien par l’armée et la suspension des travaux de la Constituante en Tunisie. La spécificité de la crise syrienne réside dans le fait qu’elle a énormément contribué à « confessionnaliser » le conflit qui opposait initialement, c’est-à-dire début 2011, une majorité de manifestants pacifiques en quête de liberté et de démocratie à un régime baathiste autoritaire et dépassé. Aujourd’hui, toute la région est menacée d’explosion : l’engagement massif et revendiqué du Hezbollah au côté du régime syrien a importé le conflit au Liban ; le soutien inconditionnel de l’Iran à Damas risque d’embraser le golfe arabo-persique ; enfin, la position russe et chinoise au Conseil de sécurité bloque toute initiative de règlement international de cette crise humanitaire terrible. Le seul aspect rassurant, c’est que personne n’a intérêt à une guerre régionale, car chacun connaît les risques d’un embrasement global. Au final, c’est le peuple syrien et les civils innocents qui subiront les conséquences de l’inconséquence généralisée.
Devant l’horreur, l’Europe isole François Hollande en refusant de s’impliquer dans cette crise. La Russie souffle le chaud et le froid. L’Iran, État religieux soutient Assad qui est à la tête d’un état laïque alors que l’on soupçonne l’opposition d’être manipulée par les religieux. Quel est votre avis, et finalement ne voit-t-on pas une alliance objective se former entre divers États qui n’ont rien à voir ensemble mais qui ont peur de voir des mouvements spontanés se dresser face aux gouvernements en place ?
La complexité de la crise syrienne réside justement dans l’imbrication de plusieurs facteurs et enjeux : le facteur confessionnel interne (alaouites contre sunnites) et externe (minorités chrétiennes contre majorités musulmanes), mais aussi l’enjeu régional (axe chiite contre axe sunnite) et sécuritaire (Israël face à l’Iran), avec un renouveau du jeu d’influence russo-américain). Il existe néanmoins une sorte d’accord tacite entre les grandes puissances : personne ne veut des religieux –quelle que soit leur obédience- au pouvoir en Syrie ni ailleurs ; personne ne veut non plus reproduire l’anarchie libyenne post-intervention. Toute la question est de savoir comment peser sur le cours des événements dramatiques actuels pour prévenir l’un et l’autre risque, et sans donner l’impression d’une politique des deux poids deux mesures.
Si la France intervient au-delà du blocage de l’ONU, nos dirigeants indiquent que cela ne doit pas avoir d’impact ni sur le régime ni sur le conflit. Alors, pourquoi faire ? Est-ce une réponse pour une sortie de crise ?
Les hommes politiques ne doivent pas juste trouver des solutions circonstancielles à des problèmes immédiats ; ils agissent sous le regard de l’Histoire et doivent affirmer des principes et des positions qui resteront après eux. Étant donné la complexité de la situation et de la crise syriennes, il ne peut en être autrement : un certain décalage entre les discours et les actes apparaîtra forcément à un moment ou à un autre, sous la pression des événements et des intérêts contradictoires des uns et des autres. La réponse de la France doit être avant tout conforme à ses valeurs, et sa réaction pour l’heure ne peut être qu’une position de principe, puisqu’elle n’est pas en situation d’agir seule ni de décider unilatéralement du sort de la crise. En tout état de cause, elle ne peut pas ignorer la souffrance du peuple syrien ami –des milliers de victimes et des millions de réfugiés– sous quelque prétexte politicien que ce soit ni par un quelconque calcul géopoliticien. Autrement, la France trahirait sa propre histoire et les valeurs mêmes de ses propres révolutions.
Autre sujet, l’Egypte. La chute de Mohamed Morsi marque-t-elle la fin de l’islamisme politique. Quel effet pensez-vous que ce coup d’État va avoir sur les autres mouvements islamistes dans la région ?
La destitution par l’armée égyptienne d’un président démocratiquement élu est un événement dont on ne mesure pas encore les conséquences à long terme, tant en Égypte que dans le reste du monde arabe. Dans la perception locale, il serait illusoire de croire qu’un quelconque président égyptien, quel que soit son bord politique, pourra tenir dans l’avenir face à des manifestants en colère, puisque l’armée a entériné par la force le « choix de la rue » contre le « choix des urnes ». Sur le plan régional, il est clair que les islamistes qui étaient jusque-là tentés par le jeu démocratique savent que, même en cas de victoire électorale, ils ne pourront jamais gouverner et réfléchiront à deux fois avant de s’engager dans le processus politique enclenché par le « Printemps arabe ». Plus que la fin de l’islamisme politique, c’est le temps de désillusion islamiste. Enfin, sur le plan international, cette désillusion ne manquera pas de nourrir l’idéologie anti-démocratique et anti-occidentale dans le monde arabe et de grossir les rangs d’organisations terroristes telles qu’Al-Qaïda, qui ne tarderont pas à récupérer les islamistes déçus ou désillusionnés. Bref, il est à craindre que le terrorisme local, régional et global, ne poursuive ses actions meurtrières. On en voit déjà les premiers effets en Tunisie, en Égypte et ailleurs.
Est-ce un retour aux heures sombres de la répression des Frères musulmans sous l’ère Moubarak et le printemps arabe était-t-il une illusion finalement ?
En Égypte, cela ressemble en effet à un éternel recommencement. Depuis plus d’un demi-siècle, Frères musulmans ont subi, tour à tour, la répression du régime militaire égyptien : d’abord sous le Colonel Nasser dans les années 1960-70, puis sous le général Sadate dans les années 1980, enfin sous le général président Moubarak dans les années 1990-2000. À chaque fois, les militaires ont commencé par réprimer les islamistes avant d’étendre la répression et de bâillonner toute opposition politique dans le pays. Dans cette confrontation, « classique » pour ainsi dire, entre militaires et islamistes, les véritables perdants sont tous ceux, justement, qui ont initié le « Printemps arabe » (les jeunes, les femmes, les démocrates arabes) et qui se sont retrouvés finalement pris entre le marteau (des militaires) et l’enclume (des islamistes). Là encore, c’est le temps de la désillusion pour eux : ils ont été trompé, leurré et instrumentalisé ; ce sont les « cocus de la révolution », je leur ai consacré mon dernier livre.
Comment peut-on expliquer que des manifestants « libéraux » préfèrent un putsch militaire à une élection démocratique et, finalement, le concept de démocratie est-t-il « exportable » ?
Hélas, le manque de clairvoyance et de culture politiques en Égypte et ailleurs dans le monde arabe produit souvent des alliances contre nature telle que celle que l’on vu se produire en Égypte entre un général putschiste (Al-Sissi, chef du Conseil supérieur des forces armées) et un démocrate convaincu (Al-Baradei, ex-vice président de transition) qui se retrouve, aujourd’hui, en fuite en Suisse et accusé de « trahison et collaboration » pour avoir démissionné face au bain de sang perpétré par l’armée, et après avoir servi de caution morale au coup d’État. C’est ironique pour cet homme, mais c’est malheureux pour l’Égypte. Au-delà, ce que nous enseigne cet épisode, c’est que la démocratie n’est pas un système purement formel d’élections mais un ensemble de principes et de valeurs, et qu’elle ne s’apprend pas du jour au lendemain, c’est une éducation au long cours à la tolérance et au respect de l’avis et de la vie d’autrui.
Autre point, Israël : Pensez-vous que dans cette tension, l’existence même d’Israël et les valeurs démocratiques qu’elle représente sont, là aussi, intégrables dans ce monde qui tente de trouver ses propres solutions ? Voyez vous une solution à terme ?
Le Printemps arabe a eu le mérite de détourner, pendant quelque temps, l’attention des régimes et des peuples arabes d’Israël et de la question palestinienne, et de focaliser leur attention sur leurs propres problèmes intérieurs. Avec le retour qui se profile à des régimes arabes plus ou moins accommodants à l’égard de l’Occident en général, la principale menace à l’encontre d’Israël demeure le régime théocratique iranien qui en a fait l’axe central de sa politique régionale et internationale, avec son bras armé libanais (le Hezbollah). À moyen terme, l’accès de l’Iran à l’arme nucléaire changera définitivement la donne dans la région et fera du « Printemps arabe » une simple parenthèse dans l’histoire du bras de fer sur le nucléaire qui oppose l’Iran à l’Occident depuis plusieurs années. À moins que la politique du nouveau président iranien, Rouhani, et l’intervention occidentale en Syrie ne permettent de changer le rapport des forces et de stabiliser à nouveau la région.
Dernier point de politique intérieure. On parle de la présence envahissante du Qatar en France. Question directe : Cette présence peut-t-elle à terme menacer nos intérêts nationaux et notre mode vie ? Ou bien est-elle finalement une chance pour notre développement économique et pour nos banlieues ?
Sous l’ancien émir (Hamad bin Khalifa Al-Thani), les investissements qataris ont été à tort perçus comme une menace pour nos intérêts alors que c’était de l’argent frais injecté au plus fort de la crise. Mais cette prétendue menace risque de disparaître d’elle-même, puisque l’ancien émir – très actif à l’étranger – à cédé le pouvoir à son fils, Tamim, en juin dernier. Le nouvel émir est un jeune homme (33 ans) moderne et prudent, qui n’a pas le même intérêt pour la France que son père. Malgré le rachat du PSG lorsqu’il n’était encore que prince héritier, il est résolument tourné vers la Grande-Bretagne (où il fut élève-officier à Sandhurst, l’Académie militaire britannique) et il est formé au management anglo-saxon qui s’accommode mal de la mentalité et de la législation françaises. En somme, la « menace qatarie » n’est plus vraiment d’actualité, puisqu’il y a un avant et un après juin 2013 dans les relations France-Qatar. L’avenir nous dira si le « Qatar Bashing » [dénigrement systématique] a joué un rôle dans la désaffection à l’égard de la France.
Pour Conclure, notre environnement immédiat (la Méditerranée) a changé de façon durable et l’on ressent déjà les effets de ce changement dans la vie sociale et politique en France et en Europe. Les risques sont nombreux mais les opportunités le sont aussi, à condition de bien saisir les dynamiques en cours et de ne pas se cramponner aux repères du passé. Cultivons notre différence dans le respect des autres, sans laxisme ni extrémisme.
Mathieu Guidère, au nom du club de l’A.P.Ré, je vous remercie de nous avoir accordé ce précieux moment. Je vous souhaite une bonne continuation en espérant un jour vous retrouver pour une prochaine réunion.
Jean-Louis Chavoillon
Président de l’A.P.Ré
sources :
www.apre.fr
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